Par Sophie Képès le 20 Avr 2012
A regarder, à écouter: reportage sur la soirée de lancement du livre à Strasbourg – 19 avril 2012
À l’origine de ce livre, il y a la rencontre de deux musiciens : les guitaristes Jean-Claude Chojcan, professeur au Conservatoire de Strasbourg, et Engé Helmstetter, petit-fils de l’auteur, Louise-Pisla Helmstetter. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la musique, dans une famille où chacun pratique au moins un art – chant, danse, peinture, cinéma –, a été le catalyseur de cette histoire. Jean-Claude Chojcan, au fil des ans, s’est lié d’amitié avec la grand-mère d’Engé et le reste de sa famille. Il est revenu chaque année à Barr pour la fête des vendanges, puis plus souvent. Il y a amené sa femme, Perrette Ourisson, qui n’a pas ménagé sa disponibilité. « Tu es tzigane sans le savoir, Jean-Claude ! » aime à dire Louise-Pisla. Dans sa bouche, c’est certainement le plus bel hommage qu’on puisse rendre à l’homme et au musicien…
Aujourd’hui, Louise-Pisla Helmstetter est une vieille dame au regard saisissant, qui aime rester assise en fumant à côté de son poêle, silencieuse ; ou, à d’autres moments, parler de sa voix grave traversée de brusques éclats de rire. Tantôt elle vous jette à la figure des questions déroutantes, tantôt elle rechigne à répondre à celles que vous lui posez, ou refuse d’entendre telle chose que vous estimez important de lui confier. Oui, Louise-Pisla a un sacré tempérament. Elle est aussi très entourée. On ne s’ennuie pas à Barr, dans sa maison ocre rose au toit brun, entourée d’un jardin, au pied d’une colline où pousse la vigne. Sans cesse entrent, saluent, échangent des nouvelles, éclatent de rire ou froncent le sourcil trois générations de descendants. Malgré la scolarisation et la sédentarisation, les enfants parlent toujours le romani et respectent les usages. Un gâteau est posé sur la table, un plat mitonne sur le fourneau, prêts à être partagés avec l’hôte de passage. Car bien sûr, l’hospitalité fait partie des valeurs traditionnelles du tzigane.
Dans la maison de Louise-Pisla, il peut arriver qu’une petite fille blonde, le visage tourné vers la fenêtre, les yeux rivés sur le jardin et la colline au-delà, se mette à chanter a capella avec la voix d’une jeune femme, une voix si ample et si richement modulée que les bras vous en tombent à l’écouter ; et vous savez déjà que vous n’oublierez jamais cet instant. La voilà, la plus noble des générosités – toute simple…
Que d’obstacles Louise-Pisla Helmstetter, née femme et tzigane en 1926 dans un monde qui ne survit que dans sa mémoire, a dû surmonter au cours de sa longue vie ! Son désir farouche de transmettre l’essentiel de ses souvenirs à la génération de ses petits-enfants ne provient pas seulement de sa nostalgie d’un mode de vie en harmonie avec la nature, qu’elle considère comme la plus puissante des divinités – et cela, sans nulle contradiction avec son éclatante foi chrétienne. Non, la nostalgie est ici dépassée par la volonté de témoigner de principes humanistes, universels, et d’en révéler toute la beauté… Ses poèmes en sont le meilleur exemple. L’humour de ses récits également. Ce qu’elle veut, c’est qu’on écoute le message qu’elle-même a reçu des siens, par-delà les siècles et les continents. Elle est un pont, un maillon de cette chaîne commencée en Inde il y a mille ans.
La jeune tzigane grandie dans les prairies de l’Alsace septentrionale, au bord des rivières, à l’orée des forêts, à l’ombre des roulottes, est danseuse et chanteuse comme elle respire. Après le romani, sa deuxième langue est l’alsacien. De ses ancêtres hongrois elle a hérité la csardas, des Américains venus libérer la France, les claquettes. Elle dit que tout cela lui est venu sans y penser. Danser, chanter, faire de la musique sont les moyens d’expression les plus évidents à ses yeux. Sa manière à elle d’être en vie, de communiquer avec le monde.
Mais une rupture avec le mode de vie ancestral se produit pendant la Seconde Guerre mondiale. Les familles tziganes sont d’abord expulsées de leur terre d’ancrage, l’Alsace bossue, vers la région lyonnaise et, pour certaines, vers le camp d’internement d’Argelès. Pendant l’Occupation, elles sont dépouillées de tous leurs biens, en particulier les roulottes et les chevaux. Le long après-guerre leur inflige l’épreuve du froid et de la faim. Jusqu’au jour où Louise-Pisla décide de fuir à tout prix cette misère à laquelle sa mère, la belle Rose-Houssa, avoue se résigner dans un dialogue émouvant. Parce qu’elle est incapable d’imaginer un autre sort que le sien…
À bien des égards, Louise-Pisla est un « oiseau rebelle ». Personne n’est arrivé à la mettre en cage ! Cette pionnière a épousé un non-tzigane, mais une fois mariée, elle a continué à vagabonder. Elle a introduit dans le quotidien de sa famille un peu de confort et de sécurité matérielle, mais sans renier ses traditions. Elle a été la première femme tzigane d’Alsace à passer le permis de conduire. Elle a fait un film, « De la source à la mer », et écrit un livre, celui-ci. Bref, elle a façonné son destin de ses propres mains.
Pourtant, cette nouvelle vie a fini par menacer l’ancienne culture de son peuple, qu’elle évoque avec tendresse et admiration. À partir des années 50, la société de consommation, l’introduction de la voiture, l’exploitation éhontée des ressources naturelles, ont achevé de balayer les derniers vestiges du passé. Or Louise-Pisla est restée fidèle à ce que le mode de vie qu’elle a volontairement quitté recèle de bienfaits pour l’homme. Elle n’oublie rien de ce qui l’a construite. Et elle tient plus que tout à lancer un cri d’alarme à ceux qui négligent ou meurtrissent la Terre, au point de mettre en danger toute l’humanité.
Pour cela, elle a trouvé le moyen de surmonter son analphabétisme. Un hommage tout particulier doit être ici rendu à sa fille Marie Helmstetter, qui a recueilli la première version orale des souvenirs de sa mère. Elle a transcrit directement du romani sa propre traduction en français, ce qui est déjà en soi un tour de force. Pour trouver le mot juste, l’équivalent fidèle, elle s’est aidée de dictionnaires comme une véritable professionnelle de l’écrit – ce qu’elle n’est pourtant pas, puisqu’entre autres choses, elle peint. C’est dire à quel point les talents sont multiples dans cette famille étonnante ! Ensuite Jean-Claude et Perrette ont passé le relais à l’éditeur, avec le concours du journaliste et auteur Stéphane Laurent. Enfin je me suis à mon tour embarquée dans cette aventure…
Dans ces pages affleurent à l’état d’enfance les sensations et les émotions, moyens d’appréhension du monde sans doute plus aiguisés chez ceux qui ne savent ni lire ni écrire. D’où la fraîcheur et la force de ce récit de vie. La mémoire exceptionnelle des noms de lieux hantés jour après jour par le clan itinérant, va de pair avec le flou des repères temporels. Les rêves prémonitoires y abondent, toujours suivis de réalisations. La confiance dans ce sixième sens qu’est l’intuition, mais aussi la symbiose avec la nature, les plantes et les animaux, permettent au tzigane d’évoluer sans se préoccuper d’accumuler des biens, en ne pensant qu’à l’instant présent et, bien sûr, aux siens. Car la famille figure au tout premier plan de ses valeurs.
Pour moi, fille de l’écrit, quelle expérience fascinante que d’essayer de décrire pour Louise-Pisla ce que ressent un lecteur, lorsqu’il aborde pour la première fois le récit imprimé d’une inconnue. De la convaincre que cet explorateur a besoin de signaux pour le guider dans son voyage immobile. Et que son devoir à elle, la conteuse, est de faire quelques pas vers les ignorants que nous sommes, de tendre la main pour nous accompagner dans la découverte du monde imagé, odorant, musical qu’elle évoque à travers ces pages palpitantes. Pour nous permettre de recevoir en partage cette extraordinaire expérience : la vie d’une femme tzigane embrassant deux univers, trois langues et quatre générations.
Sophie Képès
On peut commander le livre ici.